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  • Camberoque Charles FR

    "A Carcassonne tous les artistes ont été inspirés dans leur parcours, de près ou de loin, par la présence de la vieille Cité imposante et dominatrice. En tant que Carcassonnais j’ai été toujours attiré par cette forteresse qui émerge comme une île salvatrice où il fait bon se réfugier, sauf en été, saison qui déclenche une certaine répulsion contre l’invasion touristique…

    Enfants nous nous sommes pourtant beaucoup aimés ! Nous avons tous passé des merveilleux jeudis à jouer dans les lices, bousculant le temps et l’espace, escaladant remparts, tours et créneaux, mélangeant chevaliers, voleurs et indiens, gendarmes et cowboys.

    Plus grands, nous aimions « monter en voiture faire un tour et prendre un pot à la Cité » avec les copains et nos premières fiancées. Parcourir ses rues c’était une façon de nous approprier et cultiver ce territoire, notre ancienne aire de jeux à nous, petits carcassonnais. Depuis qu’à la place des champs et des vignes de « merveilleux » grands parkings ont été aménagés au pied des murailles, cette pratique a disparu, réservant le site médiéval aux touristes, les vrais seigneurs des lieux !

    La Cité, ses fortifications, ses douves, ses ruelles, sa Dame Carcas, son embrasement, sont abondamment photographiés sous tous les angles et coutures, offrant des images souvent banales mais qui sont devenues des emblèmes servant à bien vendre notre monumental monument.

    La photographie, comme la littérature, présente plusieurs genres, plusieurs tendances, toute différentes, voire opposées. Entre la photo témoin et les images conceptuelles, il y a beaucoup d’autres alternatives photographiques. En 2010, lors d’un colloque à l’Université de Pékin, je définissais dans l’arrivée du numérique en Europe, une tendance photographique émergeante que j’ai baptisée Les néo photographes européens. Bruno Béghin s’est parfaitement intégré dans ce courant, il en est bien devenu l’un de ses représentants.

    Lorsque j’ai vu pour la première fois une des compositions de Bruno j’ai été fasciné, hypnotisé par le délire singulier, biscornu de leur auteur. Je n’ai eu qu’une hâte, en voir d’autres. Et quand je me  suis retrouvé devant l’ensemble de ces images exposées dans une tour de la Cité, j’ai reçu un coup au cœur, à la tête, à l’estomac qui m’a laissé ravi et enthousiaste devant cette toute nouvelle représentation de la Cité. Cet art de la mise en scène, ce regard si particulier de Béghin qui, en rompant l’illusion du réel, offre avec pertinence une vision pleine d’ironie dramatique. Adieu Violet le Duc et son gentil château qui a inspiré jusqu'à Walt Disney …

    Ces montages de photographies numériques, leur sophistication, leur tranquille complexité toute en finesse et humour foisonnent de références littéraires et picturales, voire sociales. Les images de Béghin ont un caractère impertinent très novateur tout en étant proches de la tradition  de la peinture religieuse et de l’art baroque, entremêlant enfer et paradis. L’utilisation et la grande maîtrise de l’outil numérique placent cette création dans la contemporanéïté même de la pratique photographique, dans l’art actuel.

    En même temps, sous prétexte de montrer la Cité de Carcassonne, Béghin aborde les grands mythes et les légendes, la littérature et l’histoire de l’art, mais aussi la musique et le cinéma dans ses atmosphères fantastiques, voire apocalyptiques.

    Mais il ne faut pas s’arrêter qu’à cet aspect tragique : on sent bien que l’auteur doit réaliser ses images dans un état de joyeuse jubilation malgré la gravité de ses propos ! Il n’y a qu’à voir son autoportrait plein d’autodérision que Bruno proposait dans son premier opus. Il s’y est représenté dans un accoutrement désuet de cosmonaute envahi par des présences animales inquiétantes symbolisant peut-être diable et Eden. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir sur cette photo des yeux pleins de rire moqueur.

    Effectivement, à deuxième vue, ses compositions peuvent sembler drôles, cocasses, mais très rapidement on y découvre plusieurs degrés de lecture, sans que leur propos soit ni lourd ni prétentieux. Puis, à chaque fois qu’on les examine de plus près de nouveaux éléments se manifestent, nous laissant découvrir au fur et à mesure un surcroît de sens et de significations d’allégories. La référence à la Cité de Carcassonne va bien au delà de son enceinte pour devenir une cité symbole de toutes les métropoles, voire des mégapoles  du monde.

    Jamais on n’avait vu autour du thème de la Cité une proposition aussi cohérente, aussi aboutie. En même temps, l’humour de Béghin et sa légèreté expriment en filigrane sa politesse du désespoir.

    Une réelle dimension politique avec l’écologie comme un vaste thème récurrent cohabite avec des allusions à la guerre, à l’Islam, au cosmos, à la mer et aux cieux, à l’eau et à la foudre, etc. Et si tout cela est abordé sous des ciels de plomb ou des nuits noires, il y a toujours cette dose de cocasserie où l’on peut se réfugier même si elle est cachée dans quelque recoin de ces terribles paysages.

    Pour pouvoir apprécier les images de Bruno Béghin il faut les voir et les revoir, observer ses grands tirages dans lesquels on peut s’engloutir. Ce récit photographique est tellement riche qu’on doit le savourer lentement, à petites goulées. Ainsi, à chaque fois qu’on l’analyse attentivement, on y découvre toujours quelque chose de nouveau qu’on n’avait pas vu auparavant.

    La Cité entre en écho avec des espaces universels et tous emblématiques.  Dans tout ce chaos savamment ordonné que dominent les remparts de la Citadelle, des yeux nous regardent comme pour capter notre attention : une foultitude de personnages étranges, des oiseaux aux becs menaçants, des phoques, un hibou, un petit renard ; beaucoup d’animaux et d’insectes ; des visages masqués, casqués ; un chat noir aux yeux verts, des chiens féroces et des requins, et, dans le même temps et dans le même espace, tout un petit peuple vaque à ses occupations indéfinies, comme si de rien n’était.

    Je suis transporté par le travail irrespectueux de Bruno, le malicieux, avec ses compositions qui intègrent la Cité de Carcassonne. Dans l’art contemporain, il y a bien longtemps que je n’avais pas admiré un si fort travail, à la fois aussi ancré dans un seul espace et aussi universel.

    Ah oui ! Il ne faut pas mourir sans avoir vu les Cités de Carcassonne de Bruno Béghin ! "

    Charles Camberoque, Photographe, auteur de livres et de vidéos, professeur de photographie de l’École des Beaux-Arts de Montpellier - Juillet 2020.